TALLINN, Estonie. – « On est Américains et on vient de Washington, où l’on a créé une boîte de design. Mais grâce à e-Residency, on est en train d’obtenir une nationalité européenne, ce qui va aussi nous permettre de lancer une antenne en Estonie et d’accéder au marché européen », explique plein d’enthousiasme Graham Austin, commercial de l’agence Pareto Design à l’allure de bon gendre, rencontré au hasard des bavardages sur le sommet numérique de Tallinn. Pendant qu’en France, on parle de « start-up nation », l’Estonie, elle, peut se targuer d’avoir des agences gouvernementales qui fonctionnent comme des start-up, notamment avec e-Residency, programme qui a déjà convaincu 22 000 personnes venant de 138 pays différents.
E-residency, tout le monde de la cyberdiplomatie n’a que ce programme à la bouche. Il faut dire qu’il n’a pas d’équivalent sur l’échiquier international et semble être le soft power de demain. Cette initiative en ligne propose à n’importe qui dans le monde d’acquérir, contre 100 euros, une carte d’identité numérique éditée par l’administration estonienne – des papiers suffisants pour ouvrir une société boîte aux lettres dans le plus nordique des pays baltes. Entre une nouvelle humanité numérique saluée et l’ombre d’un paradis fiscal craint, démêlons le vrai du faux.
L’Estonie, laboratoire à innovations numériques
D’abord, soulignons l’essentiel : une telle idée ne pouvait émerger que dans le laboratoire à expérimentations numériques qu’est l’Estonie, pays autant de l’est que du nord, qui a profité de la proclamation de son indépendance vis-à-vis de l’ex-URSS en 1991 pour choisir à son économie un avantage comparatif national : Internet et les nouvelles technologies.
E-Residency se trouve dans un bâtiment ultra moderne, sur une ancienne friche industrielle de production de cellulose
Car avant d’être un facilitateur de business, la nationalité en ligne est une idée politique servant de vitrine progressiste et technologique à l’ancienne république socialiste. Nichée en dessous de la Finlande et à l’ouest de la Russie, l’Estonie est un pays balte de seulement 1,3 million d’habitants. « Ici, la question d’attirer du monde s’est toujours posée », explique à Mashable FR Arnaud Castaignet, ancien chargé de la « communication digitale » et de la stratégie numérique de François Hollande, devenu responsable des relations publiques e-Residency depuis juin 2017. Le Français expatrié à Tallinn nous accueille dans les bureaux de e-Residency, au 3e étage de Fahle maja, un bâtiment ultramoderne dont les briques soutiennent un rectangle de verre posé dans une ancienne friche industrielle de production de cellulose, au sud-est de la ville. À l’image du programme innovant qu’il abrite, nous voilà dans un building « de rupture » qui s’élance dans une cité encore jalonnée de constructions soviétiques et de maisons en bois de pêcheurs.
Méthode agile d’une « start-up gouvernementale »
E-Residency est-il un programme ayant pour objectif de consolider à l’international la réputation estonienne de pays connecté ? « Oui », assure Arnaud Castaignet, « et surtout, c’est un programme qui se base déjà sur l’architecture existante de l’administration numérique du pays. Pour le gouvernement, ça n’a donc pas coûté grand chose et c’était le prolongement naturel de l’e-administration déjà en place ». Car, faut-il le rappeler, l’Estonie est un grand exemple de la dématérialisation des démarches administratives.
« Nous sommes en constant mode bêta »
C’est simple : 99 % des services du pays se trouvent sur Internet. Retirer une ordonnance médicale, payer ses impôts, voter, correspondre avec les enseignants d’une école, créer une entreprise… Tout cela peut se faire en ligne grâce à X-Road, un système blockchain qui permet le transfert de données de façon décentralisée, et donc sécurisée. En pratique, cela veut donc dire que les données de santé et les informations fiscales d’un Estonien ne sont jamais détenues dans un seul et même endroit. Notons également que les citoyens comme les e-citoyens ont la possibilité de chiffrer leurs données afin de les rendre invisibles auprès de certaines administrations. « Après tous ces services proposés en ligne, la citoyenneté numérique était une évidence », poursuit Arnaud Castaignet. On en est d’ailleurs convaincus chez e-residency : un jour, tous les États se mettront au diapason en proposant eux aussi un programme similaire.
« Contrairement aux gouvernements qui sont obligés de défendre des visions à long terme, nous sommes une sorte de start-up gouvernementale qui peut se permettre de se considérer en constant mode bêta », se réjouit également le Français. Cette méthode agile a ainsi permis à e-Residency d’affiner son discours selon le profil des candidats à l’e-citoyenneté. Dernièrement, après le Brexit, ce sont les candidats britanniques qui se sont bousculés au portillon de cette Europe numérique via le lien howtostayin.eu, imaginé par e-Residency pour eux. Avant le vote pour la sortie du Royaume-Uni, seuls trois Britanniques par semaine cherchaient à devenir e-resident. Ils ont été jusqu’à être 50 après.
Pas un paradis fiscal
« Lorsque l’on s’est aperçus que de nombreux entrepreneurs étaient intéressés par l’e-Residency, on a également recentré notre communication sur la dimension business du programme », ajoute Arnaud Castaignet. Aujourd’hui, le programme se vante d’être une porte d’entrée sur le marché européen, particulièrement intéressant pour les entrepreneurs étrangers qui souhaitent implanter une entreprise en Estonie, voire y faire travailler des salariés estoniens. « En devenant e-resident, on acquiert le droit de s’installer en Estonie, lancer une entreprise, profiter d’un réseau professionnel… », égrène-t-il. « On gagne énormément de temps à pouvoir faire tout cela en ligne », se félicite-t-on chez Pareto Design.
On sait également la fiscalité estonienne avantageuse. Alors, le pays ne risque-t-il pas de se transformer en paradis fiscal ? « Dans les faits, la majorité des entreprises lancées en Estonie via ce programme créent de la valeur ailleurs, et donc, payent leurs taxes ailleurs », explique Arnaud Castaignet. Car si l’Estonie est un pays dans lequel la création d’entreprise est facilitée, elle n’est pas à proprement parler un paradis fiscal comme le Panama ou le Luxembourg puisqu’il n’y a pas de secret bancaire et que les revenus demeurent imposables au niveau des dividendes perçues. En fait, l’Estonie n’est un moyen pour les start-up d’échapper à l’impôt que si celles-ci réinvestissent leurs profits dans leur croissance – et non en actionnariat.
En attendant, la dématérialisation de l’e-Residency s’arrête là où commencent la sécurité et la fiscalité. Car être e-resident n’offre ni résidence fiscale, ni droit d’habiter en Estonie. Aussi, pour valider son statut de e-resident, il faut venir chercher sa carte en personne et laisser ses empreintes digitales (en Estonie ou dans les ambassades habilitées à la délivrer), après que l’administration estonienne a bien vérifié vos identité et casier judiciaire – une procédure qui prend en général entre 2 et 4 semaines, le temps de s’assurer que le candidat n’est pas impliqué dans des affaires de terrorisme ou encore de blanchiment d’argent. Pour ensuite créer une entreprise, il est aussi nécessaire d’avoir une adresse postale, d’où le recours à des fournisseurs d’accès locaux qui se chargent d’héberger votre boîte aux lettres, entre autres services administratifs. Quant au reste, tout peut se gérer à distance : banque en ligne, signature électronique, impôts et taxes à régler sur Internet…
« Pour le moment, nous nous sommes surtout retrouvés à travailler avec des acteurs économiques. Mais à terme, l’idée est aussi que e-Residency profite à des programmes universitaires et des associations », analyse Arnaud Castaignet, pour qui les innovations appliquées au business sont un premier levier qui peut infuser le reste de la société.
Prochaine étape : des crypto-jetons estoniens
E-Residency ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. « On veut aussi parier sur le fait que le financement des politiques publiques va évoluer dans le futur », explique-t-il. Pour l’heure, lorsqu’un État veut investir, il peut utiliser les impôts, la dette publique ou les emprunts d’État. Or, « le problème avec les emprunts d’État, c’est que les intérêts des investisseurs peuvent être différents de ceux d’un pays. On l’a vu pour la crise grecque : certains acteurs économiques ont pu voir un intérêt à ce que le pays aille mal, si ça leur apporte plus de rendements », détaille-t-il. Si on ajoute à cela le fait que beaucoup d’e-residents sont désireux de parier sur l’Estonie sans passer par l’achat d’une entreprise ou d’un bien immobilier mais directement en misant sur la réussite du pays, « l’ICO (Initial Coin Offering, nouveau mode de financement basé sur la cryptomonnaie et le crowdfunding) devient un moyen intéressant de lever des millions sans passer par les marchés », poursuit Arnaud Castaignet.
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